VASSIGH
Chidan
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Site Web: www.chidan-vassigh.com
Novembre 2016
Sur
« l’idéologie » dans l’idéologie
allemande
La
critique matérialiste de l’idéologie
L’idéologie allemande
(désormais l’IA) est un manuscrit rédigé en commun par Marx et Engels (désormais
M&E) dans leur séjour à Bruxelles, entre septembre 1845 et août 1846. C’est
l’ouvrage majeur de ces auteurs sur leur conception de l’histoire. En ce sens, cette
œuvre, bien que non publiée du temps de ses artisans (Marx dira en 1859 dans la
préface de sa Contribution à la critique de
l'économie politique : « Nous abandonnâmes d'autant
plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous avions
atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes. »), peut être
considérée comme leur manifeste du matérialisme historique, deux ans
avant la parution d’un autre qui fut, lui, publié, sous le nom du parti communiste.
L’IA est une
déclaration de combat où M&E règlent leurs comptes définitivement avec les pensées
philosophiques dominantes de leur époque dans le mouvement d’opposition
libérale-bourgeoise. C’est la rupture à la fois avec leur passé qu’avec l’idéologie
allemande représentée par l’idéalisme des jeunes hégéliens et le matérialisme
ancien de Feuerbach.
L’IA est à
la fois la critique radicale de la philosophie spéculative post-hégélienne :
pensée qui part du ciel imaginaire des idées et de la métaphysique pour descendre
sur la terre, afin de ne rien changer finalement, et l’annonce d’un
matérialisme nouveau, préconisé par M&E, qui, à l’inverse, part de la terre,
de l’histoire réelle des hommes, du processus de leur vie réelle, de la
production de la vie matérielle, afin d’agir sur le monde réel et de le transformer,
de le changer de base, par la praxis, par la pratique révolutionnaire
des masses.
L’IA est aussi,
et c’est le sujet qui nous importe ici, une critique matérialiste de l’idéologie.
« L’idéologie » est ce système d’idées pures ou d’idéalités, englobant
la métaphysique, la morale, la religion, le droit, la politique et tout le
reste de l’idéologie, ainsi que toutes les formes de conscience qui leur
correspondent (IA éd. sociales p. 51).
«L’idéologie» est ce monde éthéré et irréel des abstractions, déformations,
illusions, reflets, échos et fantasmagories. «L’idéologie» désigne les représentations
faussées et renversées, à la manière de ce qui se passe dans une camera
obscura, de la réalité sociale que constituent, selon le nouveau
matérialisme de Marx et d’Engels, la production de la vie réelle, les forces
productives, les rapports sociaux de production et la division du travail. «L’idéologie»
est la pensée qui se fait passer pour universelle et autonome alors qu’elle
n’est rien d’autre que le produit des hommes réels, de leurs divisions et de
leurs luttes… une pensée de classe dans une société de classes. «L’idéologie», finalement,
c’est la question de la domination qui fait partie intégrante de toute
élaboration de son concept.
Depuis qu’il est inventé
et surtout depuis que qu’il fut remanié par M&E dans l’IA pour
élaborer leur conception de l’histoire, le terme « idéologie » est
abondamment utilisé dans la littérature politique et philosophique. Cependant, son
usage reste toujours contesté par ses ambigüités et ses sens multiples,
positifs ou négatifs, péjoratifs ou non, par sa signification non univoque et
par les problématiques que soulèvent ses diverses déterminations. La question
de la pertinence de sa conceptualisation est donc toujours posée.
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Le mot idéologie,
on le sait, n’est pas une invention de M&E. Avant eux, des idéologues
français de la fin du XVIIIe et début de XIXe siècle -
Destutt de Tracy, Cabanis etc. - avaient créé et définit ce terme sous l’effet
de la Révolution française. Les auteurs de l’IA ne sont pas non plus les
inventeurs du renversement de l’usage du concept du positif au négatif ou encore
responsables du sens péjoratif qu’on lui a donné par la suite, ce qui est attribué
souvent à Napoléon. Marx lui-même, ne va plus employer ce mot après 1846 et
en tout cas après 1859, selon Etienne
Balibar dans La philosophie de Marx.
Il faut savoir que l’élaboration
du concept de l’idéologie dans l’IA s’est effectuée dans le
contexte des années 1840, dans les conditions de la convergence de deux
mouvements historiques, l’un philosophique et l’autre politique, auxquels participent
activement M&E : le mouvement intellectuel de rupture avec la philosophie
spéculative post-hégélienne et le mouvement ouvrier et révolutionnaire.
À cette date (1845), la
pensée jeune-hégélienne domine dans les cercles philosophiques, allemands en
particulier. Elle se présente comme un idéalisme (ou un subjectivisme) qui veut
changer le monde non par la pratique, non par la transformation de la vie matérielle
et des rapports sociaux, mais par l’éducation des hommes aliénés appelés à se
libérer de leurs chimères, idées, religions, dogmes etc. en les échangeant
contre d’autres mystifications comme l’esprit, la raison, la conscience humaine
etc. tout aussi déconnecté du processus de la vie réelle. La cible de la
critique de M&E n’est pas seulement les idéalistes post-hégéliens mais
aussi un certain matérialisme représenté par Feuerbach et caractérisé par un
idéalisme déguisé, par un naturalisme et un humanisme abstraits – Homme,
Conscience humain… anhistoriques, éternels, immuables, dissociés de la production
de la vie réelle - qui se détournent de l’histoire et de la politique comme praxis,
comme action collective de transformation sociale.
« Il n’est venu à l’idée
d’aucun de ces philosophes de se demander quel était le lien entre la
philosophie allemande et la réalité allemande, le lien entre leur critique et
leur propre milieu matériel.» (I.A. éd. sociales, p.39)
C’est par le biais de l’IA que M&E
vont théoriser leur rupture à la fois avec les conceptions idéalistes qu’avec
eux-mêmes, leur propre conscience d’autrefois, « pour voir clair en
eux-mêmes » disent-t-ils. Plus tard
en 1859, dans la préface à la contribution à la critique de l’économie
politique, Marx précise ce que fut le moment de l’IA:
« Nous résolûmes de
travailler en commun à dégager l’antagonisme existant entre leur manière de
voir et la conception idéologique de la philosophie allemande ; en fait,
de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d’autrefois. Ce
dessin fut réalisé sous la forme d’une critique de la philosophie
post-hégéliennes.» (Marx Engels – Études philosophiques – éd. sociales
– p. 123)
L’autre activité, foncièrement politique
celle-ci, à laquelle s’adonne pleinement Marx, au cours de son exil parisien de
1843 à 1845, est la participation aux réunions des ouvriers-artisans, pour la
plupart émigrés allemands, ainsi que la rencontre avec les dirigeants
socialistes français. Ce contact direct avec le milieu ouvrier révolutionnaire
va exercer une profonde influence sur Marx. À la suite de ces contacts,
l’engagement communiste de Marx et de son désormais inséparable ami Engels va
s’affirmer totalement, en rompant définitivement avec le démocratisme libéral des
années rhénanes (1841-1843). Ce n’est pas la contemplation philosophique
ou le démocratisme bourgeois qui vont « abolir l’état actuel »
mais une révolution communiste menée par les masses, soulignent-t-ils dans l’IA :
« Une transformation massive des
hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience
communiste, comme aussi pour mener à bien la chose elle-même ; or, une
telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par
une révolution ; … seule
une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer
toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à
fonder la société sur des bases nouvelles.». (I.A. éd. sociales, p.75-76) (Souligné
par moi)
Ainsi s’établit l’unité
de la théorie et de la pratique, la fusion de la critique de la philosophie
spéculative, qui se concrétise dans l’élaboration du matérialisme historique, et
le projet révolutionnaire, communiste,
qui va s’énoncer dans le manifeste du parti communiste. Au foyer
de la convergence de ces deux mouvements se place le moment de L’IA et
en particulier l’élaboration matérialiste du concept de l’idéologie et
de sa critique, ses déterminations, son origine et ses fonctions sociales telles
que conçoivent Marx et Engels.
« L’idéologie » dans
le sens qu’appréhendent M&E dans l’IA est tout ce qui n’est pas
réel, le non-réel, que l’on appellera plus tard la superstructure, le non
infrastructurel. C’est tout ce qui est l’émanation du comportement matériel
des hommes, produit de leurs activités, de leur commerce matériel, de leurs
échanges. Ce sont les idées, les représentations, la conscience, la morale,
la religion, la métaphysique et toutes les formes de conscience qui leur
correspondent. En ce sens l’idéologie
n’a pas d’histoire car elle prend sa source, son origine, dans l’activité
réelle, matérielle, des hommes, dans le processus de la vie réelle, dans les
rapports sociaux et dans la division du travail qui eux, par contre, ont une
véritable histoire et un véritable développement historique. L’idéologie est
anhistorique, elle n’a pas un développement historique autonome indépendant du
développement des rapports sociaux, de la propriété des moyens de production,
des forces de production, de la division du travail. L’idéologie n’a pas
d’autonomie réelle car sa vie dépend des conditions matérielles de possibilité de
sa production. Bien qu’une des fonctions mystificatrices de l’idéologie est de
faire précisément de faire oublier son origine, de se faire passer dans
l’imaginaire des gens pour une pensée, une vérité, automne, indépendante…
souveraine, avec son histoire propre.
« La production des idées, des
représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée
à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est la langue
de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des
hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement
matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se
présente dans la langue politique, celle des lois, de la morale, de la
religion, de la métaphysique, etc., de tout un peuple. Ce sont les hommes qui
sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc. [passage
biffé : et, pour être précis, les hommes tels qu’ils sont conditionnés par
le mode de production de leur vie matérielle, par leur commerce matériel et son
développement ultérieur dans la structure sociale et politique]… De ce fait, la
morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que
les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussi toute apparence
d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de
développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur
production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette
réalité qui leur est propre, et leur
pensée et les produits de leur pensée. (IA éd. sociales p. 50-51)
Qu’appelle-t-on
finalement « l’idéologie » chez M&E dans leur conception
matérialiste de l’histoire telle qu’elle est élaborée et énoncée dans l’IA ?
Quelle est sa constitution, sa description, son origine et finalement sa
fonction dans la société ?
L’idéologie est constituée de représentations,
idées, reflets, échos, illusions… crées, produits, par le Lebensprozess
ou processus de vie réel des hommes. Mais c’est le reflet inversé des rapports
réels, des rapports sociaux, c’est le monde retourné, à l’envers, à l’image de
la camera obscura, qui est elle-même un produit historique. Mais comment
se fait-il qu’un produit du procès de vie réel se présente dans notre
imagination comme une chose inversée, renversée, faussée, irréelle, déformée,
désarticulée et déconnecté de la réalité ? M&E expliquent cela par le
biais des rapports sociaux étriqués, étroits, bornés, limités qui n’ont pas
encore atteint leur maturité, qui ne sont pas encore arrivés à leur plein
épanouissement, à leur pleine transparence… d’où le caractère illusoire,
fantasmagorique, fétichiste de l’idéologie.
L’idéologie englobe tout
le domaine intellectuel : la morale, la religion, les lois, le droit, la
politique, la métaphysique, la philosophie, toutes les formes de conscience
etc.
L’idéologie ne possède
aucune autonomie sinon dans une apparence, un masque ou un faux-semblant qui
cache, voile, dissimule son origine, son procès de création, de constitution ou
de production. L’idéologie, étant l’effet, l’émanation, l’impact ou la résultante
directe du comportement matériel des hommes, étant la langue
de la vie réelle, ne peut avoir une histoire en ce sens qu’elle n’a pas de
développements, d’évolutions ou d’évènements propres, indépendants, immanents à
elle. Elle n’a que, ne peut avoir que, l’histoire et le développement de ceux
qui la créent, la produisent c’est-à-dire des rapports matériels, des
rapports de production, des rapports sociaux.
L’idéologie, toujours dans
l’esprit des auteurs de l’IA et à l’époque où ils élaboraient leur conception
du monde face à l’idéalisme post-hégélien et à l’ancien matérialisme
feuerbachien, joue deux rôles essentiels, exerce deux fonctions fondamentales
et complémentaires dans toute société de classes : l’autonomisation et la domination.
L’idéologie, les idées,
semblent avoir une vie, une existence, une « réalité » autonome,
apparaissent aux êtres humains comme les produits de leur conscience seule, se
générant et se régénérant en soi, par elle-même, indépendantes de notre être
social. Or M&E affirment qu’il n’en est n’est rien, que nos pensées sont
les produits de la pratique existante, du procès de vie réel, qu’elles en
dépendent et se modifient avec le développement même de ce procès, de cette
pratique, tout au long de l’histoire du procès lui-même. Mais d’où vient-il que
le produit du procès de vie réel se présente, se manifeste à nous comme chose
autonome, en soi et pour soi ? M&E explique cela par la division du
travail :
« À
partir de ce moment [où la division de travail devient effective
c’est-à-dire s’opère une division du travail matériel et intellectuel], la
conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience
de la pratique existante, qu’elle est quelque chose de réel. À partir de ce
moment, la conscience est en état de s’émanciper du monde et de passer à la
formation de la théorie »pure », théologie, philosophie, morale, etc.
(IA éd. sociales p. 64)
Dans toute société qui se repose sur la
division du travail, en particulier sur la séparation et l’opposition du
travail matériel et intellectuel, s’opère une autonomisation de la profession,
chacun universalise, totalise (pour prendre la terminologie de Deleuze –
dans : les intellectuels et le pouvoir) les pensées et théories de
sa profession, du milieu de travail borné où celles-ci émergent :
« Les individus sont
toujours partis d’eux-mêmes, partent toujours d’eux-mêmes. Leurs rapports sont
des rapports du procès réel de leur vie. D’où vient-il que leurs rapports
accèdent à l’autonomie contre eux ? Que les puissances de leur propre vie
deviennent toutes-puissantes contre eux ?
En un mot : la division du
travail, dont le degré dépend de la force productive développée à chaque moment. »
(IA
éd. sociales p134)
Et M&E répondent à
cette question :
« Hommes de religion,
juristes, politiques.
Juristes, politiques (hommes
d’État en général), moralistes, hommes de religion.
À propos de cette subdivision
idéologique à l’intérieur d’une classe : accession de la profession à
l’autonomie par suite de la division du travail ; chacun tient son métier
pour le vrai. Au sujet du lien de leur métier avec la réalité, ils se font
d’autant plus nécessairement des illusions que la nature du métier le veut
déjà. En jurisprudence, en politique etc., ces rapports deviennent – dans la
conscience- des concepts ; les concepts qu’ils en ont sont dans leur tête
des concepts fixes : le juge, par exemple, applique le code, et c’est
pourquoi il considère la législation comme le véritable moteur actif. » (IQ éd.
sociales p. 133)
Autre fonction de
l’idéologie c’est son rapport avec la domination de classe. La domination fait
partie intégrante de l’élaboration du concept de l’idéologie dans le sens que
donnent M&E à cette notion. Sur ce point, Balibar souligne que « Marx
ne fait pas une théorie de la constitution des idéologies comme discours, comme
systèmes de représentation particulière ou généraux, pour se poser seulement
après coup la question de la domination : elle est déjà incluse dans
l’élaboration du concept.» (La philosophie de Marx p. 45). Mais il y a un écart, un détachement entre
pensée ou idéologie dominante et pensées de la classe dominante. En effet, les
classes n’occupent pas dans la production sociale des places semblables. Il y a
des rapports de domination. Ceux qui détiennent les moyens de la production constituent
la classe dominante. Mais celle-ci pense et sa pensée représente ses intérêts. On
a donc ici une identité entre le réel de cette classe, son pouvoir économique,
et ses pensées qui expriment ce réel, les intérêts de classe. Ce sont là les
pensées de la classe dominante.
« Les pensées de la classe
dominante sont aussi, à toutes les époques les pensées dominantes, autrement
dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société
est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des
moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la
production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux
à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du
même coup à cette classe dominante… Les pensées dominantes sont l’expression
des rapports qui font d’une classe, la classe dominante ; autrement dit,
ce sont les idées de sa domination. (IE éd. sociales p. 86)
Mais il faut distinguer
les pensées de la classe dominante avec la pensée ou l’idéologie dominante. Il
n’y a pas d’idéologie sans qu’elle ne soit liée à la domination donc une
certaine totalisation, universalisation du particulier, du singulier.
L’idéologie intervient lorsque l’intérêt de la classe dominante, qui se confond
le plus souvent avec ce qu‘elle « s’imagine » être, doit être
présenté comme l’intérêt collectif, ou « pour exprimer les choses sur le
plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme
de l’universalité ». l’écart mentionné en haut trouve ici son
principe. L’idéologie dominante représente donc les intérêts de la classe
dominante qui tend toujours à présenter ceux-ci comme les intérêts collectifs,
voire universels et par conséquent présenter l’idéologie dominante, qui est au
service des intérêts de la classe dominante, comme la pensée unique au service
des intérêts des masses, de toutes les classes, de toute la société, de tout le
monde.
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Au terme de cette étude
et en guise de conclusion, nous pouvons avancer quelques remarques et
considérations.
D’abord, c’est de
souligner, comme on l’a fait au début de cet exposé, que le but poursuivi par M&E
en écrivant l’IA en 1845, est principalement de « voir clair en
eux-mêmes » en terminant le travail de deuil déjà entamé quelques années
avant avec leur passé – ce qui demande une critique de l’idéalisme
post-hégélien et du matérialisme ancien de Feuerbach – et puis d’élaborer leur
propre conception du monde, le matérialisme historique. En fait la
raison de l’IA est aussi pratique que théorique ou philosophique. Il
s’agit d’appeler à l’action, à la révolution par en bas, par la classe
ouvrière, pour transformer le monde – à l’inverse de l’opposition idéaliste qui
appelait à changer les choses par en haut, par les idéalités - en révolutionnant les rapports sociaux de
production : abolition de la propriété,
fin de la division du travail et le communisme. On voit bien qu’il ne
s’agit donc pas pour eux dans leur manuscrit de « l’idéologie » en
tant que telle, notion ambigüe et non univoque qui est déjà créée bien avant
eux, de sa définition, ses déterminations et ses fonctions dans la société. Si
M&E sont amenés à parler de « l’idéologie », c’est dans le cadre de
la critique de l’idéalisme, qui tient fermement les représentations et les idées
pour des « vérités » autonomes, déconnectées de l’histoire et du
procès de vie réel, alors qu’elles ne sont à leurs yeux que des produits de la
pratique et des rapports sociaux. Néanmoins, ce que le manuscrit dit sur
« l’idéologie », ne manque pas, à notre avis, de poser de nouveaux
problèmes après avoir résolu d’autres.
Il nous semble que la
problématique de « l’idéologie » dans l’IA oscille entre
deux déterminations. L’une est large et totalisante et embrasse toute la
superstructure. Ici, toute pensée est « idéologique » et par
conséquent illusoire, spéculative, déformée, irréelle etc. Cela, par sa
simplicité, pose une terrible question: ne pourrait-on pas dire en effet
la même chose du marxisme, du communisme et (selon Balibar, Idem) de la
monstrueuse couche d’idéologie qui s’est construite sur les noms du prolétariat ?
L’autre est limitée et réduite au système d’opinions des classes et en
particulier de la classe dominante, d’où le terme de l’idéologie dominante. Dans tous les cas,
on constate chez M&E, d’une façon dominante, une acceptation péjorative
(négative) de l’idéologie.
On retiendra surtout, et
c’est le point important avec lequel on ne peut qu’être d’accord, cet énoncé fondamental
du matérialisme historique selon lequel les idéologies, les pensées etc. sont
en rapport étroit avec leurs conditions de production historiques. Elles ne
peuvent être dissociées des structures sociales et des rapports sociaux de la
société, qui eux-mêmes sont historiques. Mais là aussi, s’agissant des rapports
de l’idéologie, de la pensée, aux conditions matérielles de production, on peut
constater dans l’IA une tendance à la simplification unilatérale,
mécaniste même, et à « l’économisme ». C’est ce que reconnaît Engels,
à la fin de sa vie, dans une fameuse lettre à Joseph Bloch, où il introduit
pour la première fois la notion de dernière instance dans le déterminisme
du facteur de la production. Il y relate, avec quarante cinq ans d’écart, le
contexte historique particulier de l’époque où Marx et lui-même devaient
combattre l’idéalisme dominant : comment ils étaient amenés à souligner et
mettre en avant, face à leurs adversaires, le principe essentiel des rapports
de production nié par eux, comment, en d’autres termes, ils étaient portés à
forcer la barre courbée par les idéalistes dans le sens opposé et que plus tard ils n’ont eu ni le temps ni
l’occasion à la redresser.
« D’après la conception
matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est en dernière
instance la production et la reproduction de la vie réelle, ni Marx ni
moi-même n’avons jamais affirmé davantage. Si quelqu’un dénature cette position
en ce sens que le facteur économique est le seul déterminant, il le
transforme ainsi en une phrase vide, abstraite, absurde… La situation
économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure… et leur
développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action
sur le cours des luttes historiques…
C’est Marx et moi-même,
partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les
jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui ait dû au côté économique. Face à nos
adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et
alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner
leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. » (Marx
et Engels, Œuvres choisies, p. 509-511)
Bibliographie
1.
La philosophie de Marx, Etienne BALIBAR. La découverte, 1993, P. 45.
2.
L’idéologie allemande, Karl Marx, éditions sociales.
3.
La crainte des masses, Etienne BALIBAR. Galilée, 1997, La relève de l’idéalisme, Les
conceptions du monde. Pages 173-220
4.
Dictionnaire critique du marxisme. Georges LABICA – Gérard BENSUSSAN. PUF.
1982.
5.
MARX, sa vie, son œuvre. Jean ELLEINSTEIN. Fayard.
1981.
6.
Marx et Engels,
œuvres choisies, éditions du progrès.